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Jeudi 7 octobre 1965

 

La journée de Carmine commença chez le commissaire John Silvestri, devant le bureau duquel il s’assit, le capitaine Danny Marciano et le sergent Abe Goldberg à sa droite, Patrick O’Donnell et le sergent Corey Marshall à sa gauche. Une fois de plus, le lieutenant remercia sa bonne étoile de lui avoir donné de tels supérieurs.

Brun, d’allure avenante, John Silvestri était un rond-de-cuir depuis toujours, et comptait bien, quand il prendrait sa retraite dans cinq ans, pouvoir se flatter de n’avoir jamais tiré un seul coup de feu. Ce qui était bizarre : mobilisé en 1941 avec le grade de lieutenant, il avait quitté l’armée quatre années plus tard, couvert de décorations. Il avait l’agaçante habitude de suçoter ses cigares, laissant derrière lui des mégots gluants dont l’odeur, se disait souvent Carmine, devait ressembler à celle d’un crachoir dans un saloon de Dodge City en 1890.

Sachant parfaitement que cela exaspérait Danny Marciano, Silvestri poussa son cendrier sous son nez. Les Marciano étaient originaires d’Italie du Nord, mais le capitaine avait des cheveux blonds, des taches de rousseur et des yeux bleus. Passer sa vie derrière un bureau lui avait valu quelques kilos en trop. C’était un bon adjoint, qui manquait de la subtile patience nécessaire pour rembarrer le commissaire.

Carmine et deux autres lieutenants se chargeaient donc du vrai travail, ignorant les pressions politiques en tous genres. On pouvait se fier à ces gars-là pour défendre leurs hommes. C’est Carmine que les policiers aimaient le plus, tout le monde le savait et ne s’en choquait pas, car cela signifiait qu’il héritait finalement de toutes les affaires pourries, celles qui exigeaient de la diplomatie avec les autres services de police. Il était aussi chargé de toutes les histoires de meurtre.

Au moment de Pearl Harbor, il venait d’achever sa première année de fac à Chubb et s’était engagé aussitôt. Le hasard avait voulu qu’il soit affecté à la police militaire ; une fois passé le stade des tours de garde et des arrestations de matelots ivres, il découvrit qu’il aimait ce genre de boulot. Il y avait dans l’armée autant de crimes que dans n’importe quelle ville. La guerre terminée, après une période dans les troupes d’occupation au Japon, il aurait pu achever ses études à Chubb grâce à un programme destiné aux anciens combattants. Ensuite, diplôme en poche, il aurait enseigné l’anglais ou les mathématiques dans un lycée. Mais il en décida autrement. En 1949, il avait rejoint la police de Holloman. Silvestri, à l’époque simple lieutenant, mais déjà rond-de-cuir, ne tarda pas à le remarquer et le nomma inspecteur. Holloman n’étant pas une ville assez grande pour avoir une brigade des homicides, Carmine avait travaillé sur toutes sortes d’affaires. Mais le meurtre était vite devenu sa spécialité : il atteignait un taux d’élucidation incroyable, proche de cent pour cent.

— Commencez, Patrick, dit Silvestri, qui détestait déjà l’affaire du Hug, vouée à faire les gros titres.

Il n’y avait encore qu’un petit paragraphe dans le Holloman Post du matin, mais dès que la presse connaîtrait les détails...

— Celui qui a déposé le corps dans le congélateur du Hug n’a laissé ni empreintes, ni autres traces. La victime est adolescente, elle doit être métisse. Elle est de petite taille, et paraît en très bonne santé. Elle avait sur la fesse droite un nævus en forme de cœur, un grain de beauté qu’on lui a ôté voilà une dizaine de jours. C’était en fait un hémangiome, une sorte de mini-tumeur des vaisseaux sanguins, que le tueur a fait coaguler en se servant de forceps diathermiques, ce qui a dû lui prendre des heures. Ensuite, il a rempli la plaie d’un produit cicatrisant, puis l’a laissée se couvrir d’une croûte. J’ai trouvé des traces d’un fard gras de la même couleur que la peau.

Carmine frémit.

— Elle n’était pas encore assez parfaite après suppression du grain de beauté, alors il l’a peint ! Pat, ce type est vraiment tordu !

— Ça serait donc un chirurgien ? demanda Marciano.

— Pas forcément, dit Carmine. Hier, j’ai discuté avec une fille qui fait de la microchirurgie sur les animaux du Hub, et elle n’a pas de diplôme médical. Il doit y avoir des dizaines de techniciens capables de faire ça. Avant que Pat ne nous explique comment le gars avait procédé, je pensais à un boucher, ou un tueur travaillant aux abattoirs. Plus maintenant.

— Mais vous pensez que le Hug est mêlé à ça, dit Silvestri.

— Oui.

— Qu’est-ce que vous comptez faire ?

Carmine se leva et eut un signe de tête à l’adresse de Corey et de Abe.

— Les personnes disparues. Dans tout l’État, sans doute. Il n’y en a aucune signalée à Holloman, à moins que le tueur n’ait détenu sa victime très longtemps. Comme nous ne savons pas à quoi elle ressemblait, nous allons nous concentrer sur le grain de beauté.

Patrick sortit avec lui.

— Tu ne vas pas résoudre cette affaire facilement. Le salopard ne t’a laissé aucun indice.

— Estimons-nous heureux ! Si ce singe ne s’était pas réveillé dans le congélateur, nous ne saurions même pas qu’un meurtre a été commis.

 

Carmine entreprit donc de téléphoner à tous les postes de police. Celui de Norwalk signala le cas d’une jeune fille de seize ans, d’origine dominicaine, nommée Mercedes Alvarez, disparue dix jours plus tôt.

— Un mètre soixante-cinq, des cheveux noirs bouclés mais pas crépus, des yeux bruns, un très joli visage, dit quelqu’un qui se présenta comme étant le lieutenant Joe Brown. Seul signe distinctif : un grain de beauté en forme de cœur sur la fesse droite.

— Restez sur place, Joe ! J’arrive dans une demi-heure.

Il plaça un gyrophare sur le toit de la Ford et fonça à toute allure sur l’autoroute I-95, en faisant hurler sa sirène. Les soixante kilomètres furent avalés en quelques minutes.

Le lieutenant Joe Brown avait à peu près son âge – la quarantaine passée –, et il était à cran, comme tous les flics du coin. Carmine examina les photos.

— C’est elle, j’en jurerais. Elle est jolie. Donnez-moi les détails, Joe.

— Elle est en terminale au lycée St Martha. Des bonnes notes, pas de problème, pas de petit ami. Une famille dominicaine qui vit à Norwalk depuis vingt ans. Le père travaille sur un péage d’autoroute, la mère reste au foyer. Six enfants, deux garçons, quatre filles, Mercedes est l’aînée. Le plus jeune a trois ans. Ils vivent dans un quartier tranquille, sans faire d’histoires.

— Quelqu’un a assisté à l’enlèvement ?

— Non. On s’est vraiment cassé le cul sur cette affaire : c’était la deuxième fille de cet âge à disparaître à deux mois d’intervalle. Toutes les deux à St Martha, dans la même classe de terminale, amies mais sans plus. Mercedes prenait des leçons de piano après la fin des cours, elle devait rentrer à 16 h 30. Comme elle n’arrivait pas et que les sœurs disaient qu’elle était partie à l’heure prévue, M. Alvarez nous a appelés. La famille était déjà très inquiète, à cause de Verina Gascon, la première fille. Parents guadeloupéens, installés ici depuis longtemps. Elle avait disparu sur le chemin du lycée, qui se situe à quelques centaines de mètres de chez elle. Nous avions retourné toute la ville, en vain. Et maintenant voilà que ça recommence !

— Il y a des chances pour que Mercedes se soit enfuie avec un petit copain ?

— Aucune. Il suffit de voir la famille pour comprendre. Des catholiques à l’ancienne, qui élèvent leurs enfants avec amour, mais en leur serrant la vis.

— Pouvez-vous faire en sorte que M. Alvarez identifie Mercedes sur la base du grain de beauté ? On ne peut lui montrer qu’un morceau de peau, mais il faut qu’il soit prévenu avant...

— Il va falloir lui dire que sa fille a été coupée en morceaux, c’est ça ? soupira Brown. Bon Dieu, parfois, on fait vraiment un boulot de merde.

— Est-ce que leur prêtre accepterait de l’accompagner ?

— J’y veillerai.

Quelqu’un apporta du café et des beignets sur lesquels les deux hommes se jetèrent. Puis, tout en attendant les dossiers sur les deux jeunes filles, Carmine appela Holloman.

Abe lui dit que Corey était déjà au Hug, et que lui-même comptait aller voir le doyen de la faculté de médecine pour savoir combien elle comptait de congélateurs destinés aux animaux.

— Est-ce qu’il y a des filles disparues qui correspondraient au signalement de la nôtre ? demanda Carmine.

— Oui, trois. Une de Bridgeport, une de New Britain, une de Hartford. Mais comme aucune n’avait de grain de beauté, on n’est pas allés plus loin. Elles ont disparu voilà des mois.

— Les choses ont changé, Abe. Rappelle tes collègues pour qu’ils nous envoient des copies de leurs dossiers, et fissa !

Quand Carmine revint de Norwalk, Abe et Corey le suivirent dans son bureau, où les dossiers l’attendaient. Il posa les siens à côté, sortit les photos des disparues et les examina. On aurait dit des sœurs.

Nina Gomez, dix-sept ans, de Hartford, issue d’une famille guatémaltèque, avait disparu quatre mois auparavant. Rachel Simpson, seize ans, de Bridgeport, était une Noire à peau assez claire, disparue voilà six mois. Les parents de Vanessa Olivaro, seize ans, de New Britain, venaient de Jamaïque ; c’était une métisse, qui avait aussi un peu de sang chinois. Disparue huit mois plus tôt.

— Notre tueur aime les cheveux bouclés mais pas crépus, les beaux visages avec des lèvres pleines, de grands yeux bruns, un sourire à fossettes, une taille d’un mètre soixante-cinq, une peau claire, dit Carmine.

— Tu crois que c’est le même qui les a enlevées ? demanda Abe, qui aurait préféré ne pas y croire.

— Bien sûr. Toutes issues de familles respectables et pieuses, toutes catholiques, sauf Rachel Simpson, dont le père est pasteur. Olivaro et elle allaient au lycée de leur ville, les trois autres dans des établissements catholiques, dont deux à St Martha, à Norwalk. Et l’écart de temps entre les enlèvements est le même : deux mois. Corey, prends le téléphone et demande quelles sont les personnes disparues répondant à ce signalement depuis... disons dix ans. Le cadre familial et personnel est aussi important que l’allure physique. Je suis prêt à parier que toutes ces filles étaient sérieuses, allaient à l’église, travaillaient en classe, bref le genre à avoir une robe en dessous du genou, et pas de maquillage.

— Elles ne doivent pas être nombreuses, dit Corey. S’il en enlève une tous les deux mois, il doit passer un temps fou à les trouver.

— Jusqu’à présent, nous n’avons que cinq filles. Nous ne saurons pas selon quelles règles il agit tant que nous n’aurons pas remonté la piste à sa source. En tout cas, il opère dans le Connecticut.

Abe était très pâle. Il déglutit bruyamment.

— Mais on n’a aucune chance de retrouver les corps précédents ! Il les a découpés et déposés dans le congélateur du Hug, d’où ils sont partis vers l’incinérateur de la fac.

— Je crains que tu n’aies raison, Abe.

— Qu’est-ce que ça te dit d’autre, Carmine ? demanda Corey.

— Qu’il a en lui une sorte d’image de la perfection à laquelle ces filles ressemblent, et qu’il y a toujours quelque chose qui cloche. Et qu’il prend son pied à les faire souffrir, comme tous les violeurs. Comment est-ce que son esprit fonctionne ? Ça lui fait quelque chose, mais quoi ? Et dans quel but ?

Carmine grimaça et reprit :

— Nous savons quel est son genre de victime, et que les filles de ce type sont rares, mais un fantôme serait plus visible que lui ! Les flics de Norwalk, avec deux enlèvements, se sont cassé le cul à enquêter sur les rôdeurs, les voyeurs, les inconnus qu’on aurait vus à la sortie de l’école... Ils ont interrogé tout le monde, des éboueurs aux postiers en passant par les démarcheurs, les mormons, les Témoins de Jéhovah... Ils ont même formé un groupe de travail pour chercher à savoir comment il aurait pu approcher les filles d’assez près, mais ça ne les a menés nulle part. Personne ne se souvient de quoi que ce soit.

Corey se leva.

— Je vais passer des coups de téléphone, lâcha-t-il.

— Abe, dit Carmine, parle-moi du Hug.

Goldberg sortit son carnet.

— Trente personnes y travaillent, du professeur Smith, en haut de la pyramide, à Allodice Smith, la laveuse de flacons, à sa base.

Puis il tendit deux feuilles de papier à Carmine.

— Voici leurs noms, leur âge, leur statut, leur date d’entrée au Hug, enfin tout ce qui m’a paru utile. La seule, apparemment, à avoir des compétences chirurgicales, c’est Sonia Liebman, qui s’occupe de la salle d’opération. Les étrangers ne sont même pas docteurs en médecine, et le docteur Finch est tombé dans les pommes en assistant à une circoncision.

Il se plongea dans son carnet pour la suite des détails.

— Il y a beaucoup de gens qui entrent et qui sortent, pratiquement comme ils veulent, mais on les connaît : les vendeurs d’animaux, les représentants, des profs de la faculté de médecine... La société Mitey Brite est sous contrat et se charge de nettoyer le bâtiment entre minuit et 3 heures du matin. Mais elle ne s’occupe pas des carcasses d’animaux, c’est le boulot d’Otis Green. Apparemment, il a été spécialement formé pour ça, ce qui doit lui valoir quelques dollars en plus sur sa fiche de paie. Je doute que la société soit liée au crime, parce que Cecil Potter revient chaque soir à 21 heures pour verrouiller la salle des macaques, précisément pour empêcher qu’un nettoyeur n’y pénètre. Et si les singes entendent le moindre bruit la nuit, ils se mettent à faire un boucan du diable.

— Merci, Abe. Je n’avais pas pensé à Mitey Brite. Quelle impression t’ont faite les gens qui travaillent là-bas ?

— Leur café est atroce ! Et il y a un petit malin, en neurochimie, qui a rempli une coupe de bonbons très appétissants – sauf qu’ils sont en polystyrène !

— Quoi d’autre ?

— On peut éliminer Allodice, la laveuse de cornues, elle est trop bête. Je doute aussi que les sacs aient été déposés dans le congélo pendant que Cecil et Otis étaient de service. C’était sans doute plus tard dans la journée.

— Combien de congélateurs en tout ?

— Sept, sans compter celui du Hug. J’en ai discuté avec le doyen de la fac de médecine, ça le crispait de parler avec un flic de quelque chose d’aussi indigne de lui. Mais aucun de ces congélateurs ne m’a semblé aussi facile à utiliser que celui du Hug, les autres sont trop fréquentés. Ils massacrent des millions de rats, dans cette fac !

 

Carmine passa le reste de sa journée derrière son bureau, à étudier les dossiers jusqu’à ce qu’il puisse en réciter le contenu par cœur. Chacun était très épais : la police de chaque ville s’était manifestement donné beaucoup plus de mal que d’habitude. En règle générale, une fille de seize ans qui disparaissait avait une assez mauvaise réputation, et parfois un casier judiciaire en rapport. Mais pas celles-là.

Je ne sais pas combien il y en a eu en tout, je ne le saurai pas avant un bout de temps, songea Carmine, mais je sais qu’elles ont fini dans l’incinérateur. C’était bien plus sûr que de les enterrer dans les bois. Il devait garder les têtes en souvenir. Il devait même probablement filmer les filles en super-8 couleur, peut-être avec plusieurs caméras, pour saisir leurs souffrances sous tous les angles, pour avoir des témoignages de sa propre puissance. Le tueur assouvissait son fantasme, il devait être tenté d’en garder le souvenir. Carmine n’avait jamais eu affaire à un tueur en série, c’étaient des cas plutôt rares. Et ces gars-là ne laissaient pas de traces. Qu’éprouvait-il en regardant ses films, ou ses têtes ? De l’exultation ? De la déception ? De l’excitation ? Du remords ?

 

Il se rendit chez Malvolio pour le dîner, mais s’assit en sachant qu’il n’avait pas faim. La serveuse était une nouvelle, assez belle, mais pas du type qu’aimait le tueur. Elle regarda Carmine de haut en bas – voyante invitation qu’il ignora. Désolé, petite, cette période est terminée. Elle lui rappelait un peu Sandra : belle, toujours en attente d’un meilleur boulot – actrice ou mannequin. New York était tout près.

Il s’en était passé des choses en 1950 ! Il venait d’être nommé inspecteur ; le Hug et l’hôpital d’Holloman avaient été construits ; et Sandra Tolley était devenue serveuse au Malvolio. Elle lui avait coupé le souffle dès le premier regard. Grande, ressemblant un peu à Jane Russell, avec des jambes interminables, une énorme crinière dorée, un visage sublime, de grands yeux de myope. Surtout préoccupée d’elle-même et de sa future carrière, elle avait déposé son portfolio dans toutes les agences new-yorkaises mais, n’ayant pas les moyens d’y vivre, s’était installée dans le Connecticut, à deux heures de train, où elle pourrait louer un appartement pour trente dollars par mois, et manger chez Malvolio sans bourse délier.

Puis elle oublia toutes ses ambitions, car elle eut le coup de foudre pour Carmine Delmonico. Non qu’il fût beau, ni même vraiment grand, mais il avait ce visage buriné que les femmes adorent, et un corps musclé. Ils se rencontrèrent à l’occasion du Nouvel An et se marièrent fin janvier ; leur fille Sophia naquit en décembre. Carmine avait loué une maison agréable dans le quartier italien d’Holloman, en se disant que s’il entourait Sandra de parents et d’amis, elle se sentirait moins seule quand il serait retenu par ses enquêtes. Mais, native du Montana, elle ne comprit ni n’aima jamais le genre de vie qu’on menait dans le voisinage. Quand la mère de Carmine passait la voir, Sandra pensait que c’était pour la surveiller, et toutes les visites ou les invitations lui paraissaient autant de preuves que personne ne lui faisait confiance.

Il n’y eut jamais de querelle, ni même de malaise. Le bébé était à l’image de sa mère, ce qui ravissait tout le monde : blond comme un ange.

Bien entendu, Carmine était toujours en quête de billets gratuits quand une pièce qu’on devait jouer à Broadway achevait au Schumann Theater sa tournée préliminaire en province. Fin 1951, alors que Sophia avait un an, ce fut le tour d’un spectacle déjà très bien accueilli à Boston et à Philadelphie, ce qui voulait dire que tout New York serait là. Sandra était extatique ; elle sortit sa plus belle robe, en satin couleur cyclamen, qui lui allait comme une seconde peau, et une étole de vison blanc pour se tenir chaud dans cet hiver glacial. Elle repassa l’habit de soirée de Carmine et sa chemise à jabot, acheta un gardénia qu’il se mettrait à la boutonnière. On aurait vraiment dit une gamine en route pour Disneyland.

Mais une enquête lui tomba dessus, et il lui fut impossible d’assister à la représentation. Il avait simplement téléphoné : « Désolé, chérie, il faut que je bosse ce soir. » Sandra se rendit tout de même au spectacle – ce qui ne choqua nullement Carmine –, mais s’abstint de lui dire qu’elle y avait rencontré Myron Mendel Mandelbaum, le producteur de cinéma, lequel avait usurpé le siège de Carmine, bien qu’il ait disposé d’une loge bien plus proche de la scène.

Une semaine plus tard, en rentrant chez lui, Carmine découvrit que mère et fille n’étaient plus là ; un mot sur le manteau de la cheminée lui apprit que Sandra était tombée amoureuse de Myron qui voulait à tout prix l’épouser. Elle avait donc pris le train pour Reno, Nevada, capitale du divorce.

Ce fut un vrai coup de tonnerre dans un ciel serein pour Carmine, qui n’avait jamais deviné que sa femme n’était pas heureuse. Il ne fit rien de ce que font d’habitude les maris trompés – kidnapper sa fille, ou casser la gueule à Myron. Non pas faute d’encouragement, car les membres de sa famille, scandalisés, étaient prêts à s’en charger pour lui, et ne comprenaient pas qu’il les en empêche. Mais il lui fallait bien reconnaître que son mariage avait été une erreur, reposant sur une vive attirance physique, et rien d’autre. Sandra voulait du glamour, du faste, de l’animation, une vie qu’il ne pouvait lui offrir. Il avait un bon salaire, mais qui n’avait rien de princier, et il était trop passionné par son boulot pour être aux petits soins avec sa femme. À bien des égards, se dit-il alors, Sandra et Sophia seraient mieux en Californie. Mais qu’il avait mal ! Bien entendu, il n’en dit rien à personne, même pas à Patrick – qui s’en rendit pourtant compte –, et préféra enterrer sa douleur au plus profond de lui-même, au-delà du souvenir.

Chaque année, en août, il se rendait à Los Angeles, pour voir Sophia, qu’il adorait. La dernière de ses visites lui avait hélas fait découvrir une nouvelle Sophie, une jeune fille qui chaque jour se rendait en limousine dans un établissement privé très chic. Sa pauvre mère, à force de fréquenter les soirées d’Hollywood, était devenue accro à la coke. Myron s’efforçait d’assurer un véritable avenir à l’adolescente, sans trop savoir comment faire. Fort heureusement, Sophia, qui avait un peu de la sagacité de son père, était très intelligente. Carmine et Myron avaient passé trois semaines à lui expliquer que si elle savait se méfier de l’alcool et des drogues, et travaillait sérieusement, elle ne finirait pas comme Sandra. Au fil des années, Carmine en était venu à aimer de plus en plus le second époux de Sandra, et ce dernier séjour avait cimenté une vive amitié.

— Tu devrais te remarier, Carmine, avait dit Myron, et emmener notre petite fille dans un endroit un peu plus sain qu’ici. Elle me manquera horriblement, mais je l’aime assez pour savoir que ça vaudrait mieux pour elle.

Mais après Sandra, Carmine s’était juré de ne plus jamais replonger de la sorte, et il avait tenu parole depuis. Antonia, une lointaine cousine vivant à Lyme, veuve depuis peu, lui avait proposé un peu de réconfort sexuel, avec une grande franchise, sans sentiment superflu :

— On peut prendre notre pied sans que chacun rende l’autre fou. Mieux vaut que tu ne retombes pas sur une Sandra, et je ne retrouverai jamais quelqu’un comme Conway. Alors, quand l’un de nous aura besoin, nous pourrons nous appeler.

Cet arrangement parfait durait depuis six ans.

 

Patrick entra chez Malvolio au moment où Carmine achevait son pudding au riz, merveille crémeuse saupoudrée de noix de muscade et de cannelle.

— Comment ça s’est passé avec M. Alvarez ? demanda Carmine.

Son cousin grimaça.

— Horrible ! Il savait bien pourquoi nous ne pouvions lui montrer le corps, mais il nous a suppliés... Il a tant sangloté que j’ai dû cacher mes propres larmes. Heureusement, il y avait avec lui un prêtre et deux religieuses. Quand ils l’ont emmené, il était vraiment effondré.

— Je t’offre un whisky ?

— J’y comptais bien !

Carmine commanda deux doubles et resta silencieux. Patrick avala d’une gorgée la moitié de son verre et son visage reprit peu à peu ses couleurs.

— Notre boulot nous endurcit, pourtant. La plupart du temps, les crimes sont sordides mais les victimes ne viennent pas hanter nos rêves. Mais je n’arrête pas de penser à cette Mercedes !

— C’est encore pire que tu ne crois, Pat, dit Carmine.

Après avoir inspecté du regard les alentours pour être sûr que personne n’écoutait, il lui parla des quatre autres filles.

— Un tueur en série ?

— J’en mettrais ma main au feu.

— Il s’en prend à des innocentes, à des familles que mon grand-père irlandais aurait appelées « le sel de la terre », dit Patrick en vidant son verre.

— Je suis d’accord avec toi, sauf sur un point. Jusqu’à présent, toutes les filles sont métisses. Leurs familles vivent depuis longtemps ici, mais leurs racines sont caribéennes : même Rachel Simpson, de Bridgeport, a des parents venus de la Barbade. On dirait donc qu’il y a là-dedans une sorte de vendetta raciale.

Patrick se leva.

— Je rentre, Carmine. Si je reste ici, je n’arrêterai plus de boire.

Carmine suivit son cousin quelques minutes plus tard. Il paya l’addition, laissa un pourboire de deux dollars à la serveuse, en souvenir de Sandra, et rentra à pied jusqu’à son appartement, situé quelques étages en dessous de la garçonnière du docteur Hideki Satsuma.